La Fabrique des Communs
Au début des années 2000, la Banque mondiale a fait la promotion active d’un concept, nouveau pour l’époque, celui desbiens publics mondiaux (BPM). Dans le sillage dePaul Anthony Samuelson, il s’agissait de biens et de services dont la consommation ne peut pas êtreappropriée par un individu unique ou par un groupe isolé de consommateurs, mais concerne potentiellement l’ensemble des agents économiques de la planète : sa consommation est non rivale à l’échelle planétaire. Ce point est décisif : le fait que vous décidiez, ou non, d’aller bronzer au soleil n’a aucune incidence sur la capacité de quiconque de jouir de l’ensoleillement. Dans le même temps, ce type de bien ne peut guère faire l’objet d’un accès régulé (marchand ou administratif) : vous ne pouvez pas poster des forces de l’ordre tous les dix mètres pour réclamer une taxe à tous ceux qui bronzent au soleil. L’atmosphère, la biodiversité, la sécurité internationale, la stabilité financière, etc. sont ordinairement consi- dérées comme des BPM. L’économie néoclassique aborde ce type de biens via la « condition de Samuelson » : l’allocation ou la production d’un BPM est Pareto-optimale1 si la somme des bénéfices marginaux individuels associés à la dernière unité produite est exactement égale au coût marginal de production de ladite unité. La question que ce résultat classique laisse ouverte est celle des institutions en charge d’assurer une telle égalité. C’est ici qu’une ambiguïté surgit dans la façon dont, il y a une génération, la communauté internationale pensait pouvoir aborder la question des BPM. Pour l’analyse économique marginaliste, aucun doute : l’administration d’un bien public doit être réservée à l’État, qui peut éventuellement tenter de mettre en œuvre ce que la théorie nommeun équilibre de Lindahl – l’analogue, pour les biens publics, de l’équilibre Walrasien pour les biens privés. Mais comment faire à l’échelle mondiale ? Il n’est évidemment pas question de promouvoirl’édification d’un État mondial. Il y a vingt-cinq ans, à de rares exceptions près, la communauté interna-tionale espérait, de manière plus ou moins explicite, que les institu- tions onusiennes héritées de l’immédiat après-guerre pourraient se substituer au spectre d’un État mondial. D’une certaine façon, ils’agissait de donner chair à la promesse d’une paix et d’une prospérité universelles par le droit international et la concertation entre États- nations, annoncée il y a deux siècles par Kant (1795).
Aujourd’hui, après le pic d’extraction conventionnel du pétrole en 2006, le krach mondial de 2008, la crise de la dette publique euro- péenne dans les années 2010, la perspective d’une stagnationséculaire, la pandémie, la guerre en Ukraine et la remontée des taux d’endette- ment public dangereux au Sud, nous n’en sommes plus si sûrs : jamais l’interdépendance induite par la fragilité des BPM n’a été ressentie aussi sévèrement, jamais nous n’avons été aussi désemparés pour gérer ces biens de manière adéquate. Le Club de Paris pourrait se transformer en Club de Pékin si un accord n’est pas trouvé entrepays du Sud surendettés, fonds spéculatifs et anciens acteurs de la communauté onusienne ; la confiance dans l’architecture mondiale du capital s’est largement érodée, alors que la masse monétaire qui y circule (plus de 400 trillions de dollars) n’a jamais été aussi considérable ; surtout, lapolycrise écologique jette une lumière crue sur l’inadaptation de nos institutions aux défis environnementaux dont la gravité était encore mal perçue (en dépit de très nombreux avertissements) parune majorité d’acteurs dans les années 2000.
LES COMMUNS MONDIAUX
C’est dans ce contexte bousculé qu’en 2009, le jury du prix Nobel attribue le Prix de la Banque deSuède à Elinor Ostrom pour ses travaux sur les biens communs. À la bipartition samuelsonienne entre biens privés et biens publics, Ostrom (2011) ajoutait deux autres types de biens :
– les « biens à effet club », dont la consommation est non rivale (à l’instar des biens publics), mais dont l’accès peut être régulé : le téléphone, Internet, les médias sociaux, etc. ;
– les « biens communs », dont l’accès ne peut être régulé (à l’instar des biens publics), mais dont la consommation est rivale : la faune halieutique comestible, qui menace de disparaître de nos océans d’ici à 2040 si nous poursuivons la pêche industrielle en eaux profondes.
En réalité, Ostrom renouait avec la grande tradition juridique romano-canoniste, pour laquelle il existait une res privata, une res publica et, au sommet de la hiérarchie des biens, des res communis(Giraud, 2022). Retour aux sources logiques : la partition de Samuelson était elle-même héritée du droitet d’une époque où, avant-guerre, le droit et l’économie s’enseignaient dans les mêmes facultés universitaires. Mais retour aux sources qui permettait de sortir de l’ambiguïté signalée plus haut : aufond, le climat, la biodiversité, la faune halieutique, la paix, etc. ne sont-ils pas des communs mondiaux plutôt que des BPM ? D’abord, parce qu’à la différence de l’ensoleillement, nous faisons l’expérience de leur fragilité : leur consommation est bel et bien rivale, y compris dans le cas de la paix. Lesmouvements des troupes Wagner et de la Chine en Afrique sahélienne signalent que la paix mondiale n’est pas seulement menacée en Europe de l’Est. Ensuite, parce que les com- muns n’appellent pas nécessairement à une gestion par l’État : telle communauté de femmes en Inde gère une banque desemences partagées sans aucune aide de l’État. L’hypothèque induite par l’ambivalence du lexique desbiens publics pouvait être levée. S’ouvrait alors à frais nou- veaux la question fondamentale : quelles sont les institutions qui vont prendre en charge la gestion de nos biens communs mondiaux ?
* Directeur de recherche, CNRS, Centre d’économie de la Sorbonne ; fondateur du Programme de Justice environnementale, Université de Georgetown, Washington DC. Contact : gael.giraud@univ-paris1.fr.
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